Le petit animal et nos pleurs
Photos : http://marie-galante.spa.asso.fr
"Elle se tient à peu près ce raisonnement : Il n'y a aucun mérite à bien se conduire avec ses semblables.
[...] On ne pourra jamais déterminer avec certitude dans quelle mesure nos relations avec autrui sont le résultat de nos sentiments, de notre amour ou non-amour, de notre bienveillance ou haine, et dans quelle mesure elles sont d'avance conditionnées par les rapports de force entre individus.
La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force.
Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont les relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux.
Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent.
Une génisse s'est approchée de Tereza, s'est arrêtée et l'examine longuement de ses grands yeux bruns.
Tereza la connaît. Elle l'appelle Marguerite. Elle aurait aimé donner un nom à toutes ses génisses, mais elle n'a pas pu.Il y en a trop.
Avant, il en était encore certainement ainsi voici une trentaine d'années, toutes les vaches du village avaient un nom. (Et si le nom est le signe de l'âme, je peux dire qu'elles en avaient une, n'en déplaise à Descartes.)
Mais le village est ensuite devenu une grande usine coopérative et les vaches passent toute leur vie dans leurs deux mètres carrés d'étable.
Elles n'ont plus de nom et ne sont plus que des "machinae animatae".
Le monde a donné raison à Descartes.
[...] En même temps, une autre image m'apparaît : Nietzsche sort d'un hôtel de Turin. Il aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de fouet.
Nietzsche s'approche du cheval, il lui prend l'encolure entre les bras sous les yeux du cocher et il éclate en sanglots...ça se passait en 1889 et Nietzsche s'était déjà éloigné, lui aussi, des hommes. Autrement dit : c'est précisément à ce moment-là que s'est déclarée sa maladie mentale.
Mais, selon moi, c'est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification.
Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes.
Sa folie (donc son divorce d'avec l'humanité) commence à l'instant où il pleure sur le cheval.
Et c'est ce Nietzsche-là que j'aime, de même que j'aime Tereza, qui caresse sur ses genoux la tête d'un chien mortellement malade.
Je les vois tous deux côte à côte : ils s'écartent tous deux de la route où l'humanité, "maître et possesseur de la nature", poursuit sa marche en avant."
L'insoutenable légèreté de l'être. Milan Kundera. Editions Gallimard.